Un jour, Simplon a rimé avec corruption
En 1892, un puissant radical vaudois est accusé de toucher des pots-de-vin dans le cadre du percement du tunnel ferroviaire. Il préfère la fuite à la justice.
Un beau scandale éclate en 1892 à Lausanne. Un journal bernois accuse Antoine Vessaz, le bras droit du conseiller fédéral vaudois Louis Ruchonnet et l’homme fort du Simplon, d’avoir touché des dessous-de-table en créant une compagnie ferroviaire. Lâché par les radicaux, le Vaudois s’enfuit en Allemagne. Cette affaire permet un rapprochement entre radicaux et libéraux vaudois. Pour la démêler, il convient d’évoquer le financement des lignes ferroviaires helvétiques.
L’histoire des chemins de fer en Suisse est complexe. Emblématique de la révolution industrielle à l’œuvre dans la seconde moitié du XIXe siècle, le rail a vécu sous nos latitudes une histoire chaotique, où s’entremêlent intérêts politiques, économiques et financiers. Lorsque la Confédération «moderne» est portée sur les fonts baptismaux en 1848, la Suisse possède un retard considérable sur les autres nations industrielles. Le morcellement du pays l’a privée de toute action concertée et son réseau ferroviaire est rachitique. Mais, plantée au coeur de l’Europe, la Suisse attire les regards: le passage des Alpes excite les convoitises.
Les choses changent à partir de 1852. Sous l’impulsion du Zurichois Alfred Escher, conseiller national mais aussi «père» du rail zurichois, du Crédit suisse, de la future EPFZ et bientôt du tunnel du Gothard, la Suisse se dote enfin d’une loi sur les chemins de fer. Au fil d’homériques disputes, le radical de tendance libérale s’oppose avec vigueur à son coreligionnaire étatiste bernois Jakob Stämpfli. Les Chambres fédérales optent en définitive pour un compromis. À l’instigation des industriels groupés autour d’Escher mais aussi des radicaux romands qui se méfient de tout excès centralisateur, la construction du réseau est confiée au secteur privé alors que l’attribution des concessions aux compagnies chargées de son exploitation est laissée aux cantons. Stämpfli, qui plaidait pour des chemins de fer gérés par l’État fédéral, doit s’avouer vaincu.
La solution retenue présente d’indiscutables avantages. Délestant la Confédération d’investissements qui auraient grevé son budget, elle oblige les financiers, surtout français, avec les Rothschild et les Pereire, et allemands, à endosser le risque de l’opération. Et le risque est énorme, d’autant que les conflits entre cantons menacent la rentabilité de l’ensemble! Chacun veut sa ligne, quitte à se ruiner. Sans cette concurrence et l’engagement puissant du privé, la Suisse aurait-elle pu devenir en quelques décennies le pays le mieux desservi sur le continent?
L’omniprésence du privé dans la conception et la gestion du rail helvétique engendre toutefois nombre de périls. En raison de l’enchevêtrement des intérêts politiques et économiques, les scandales s’accumulent. Ainsi en va-t-il du canton de Vaud où les autorités, déjà empêtrées dans le débat douloureux sur le passage de l’axe Genève-Romanshorn, sont surtout obsédées par le raccordement de leur réseau au Simplon, jugé vital pour l’avenir économique du canton. Cédric Humair et Marc Gigase ont montré l’importance de ce tunnel pour le tourisme dans Passé simple de mai dernier.
La question de l’axe Genève-Romanshorn sera réglée en 1857 avec la mise sous régie de la ville de Lausanne qui s’opposait au tracé évitant tant la capitale vaudoise que la ville de Fribourg. Il y aura deux lignes, une passant par Yverdon, l’autre par Oron... Une belle illustration de l’absurde incapacité du monde politique à se mettre d’accord sur un réseau coordonné. La question du Simplon trouvera son épilogue en 1906 seulement, avec l’inauguration du tunnel. Mais que de difficultés avant de parvenir à cet heureux dénouement!
Un radical controversé
Arrimée à des investissements gigantesques, la construction du réseau ferroviaire vaudois dépasse un Conseil d’État obligé de travailler désormais à une échelle à laquelle il n’est pas habitué. Impliqué dans des négociations internationales délicates et jonglant avec des plans financiers alambiqués, le Conseil d’État doit affronter une succession de faillites frappant les compagnies actives sur le territoire cantonal. Cumulant les plans de sauvetage, le Conseil d’État en mains radicales n’est pas ménagé par son adversaire libéral, toujours prompt à dénoncer l’impéritie présumée du gouvernement. Même Louis Ruchonnet, le puissant chef des radicaux vaudois, conseiller d’État de 1868 à 1874 et conseiller fédéral de 1881 à sa mort survenue douze ans plus tard, chef des fédéralistes à Berne, est inquiété. Il faut dire que son homme-lige dans les questions «ferrugineuses», Antoine Vessaz, est pour le moins controversé.
Député de 1874 à 1878, conseiller aux États de 1875 à 1878 puis conseiller national de 1878 à 1883, l’un des rares parlementaires à avoir présidé les deux Chambres, Antoine Vessaz est d’abord receveur du district de Lausanne. Poste d’argent et d’influence dont l’autodidacte Vessaz va user avec talent, mais aussi abuser. Directeur de la compagnie de la Suisse-Occidentale, il doit s’éclipser après sa débâcle. Mais, véritable proconsul de Ruchonnet en terre vaudoise quand son chef et ami est absorbé par les affaires nationales, il rebondit comme administrateur de cette même société, recapitalisée et rebaptisée Suisse-Occidentale-Simplon en 1886. Pour mieux s’atteler à cet obsédant Simplon, la compagnie fusionnera en 1889 avec une compagnie bernoise et s’appellera désormais Jura-Simplon.
C’est alors que la situation se gâte. Haï pour son arrogance, son autoritarisme et son goût avéré pour la spéculation financière, Vessaz veut être pleinement le dépositaire du projet du Simplon. Bien que conscient de la nécessité de constituer un réseau fédéral sur les restes de compagnies exsangues, il s’oppose alors au puissant conseiller fédéral Emil Welti qui rêve de racheter une compagnie bâloise, mais à un tarif qu’il juge inadmissible. Le référendum dont il est le fer de lance aboutit, en 1891, au rejet du rachat et à la démission de Welti. Fort de son succès, Vessaz s’empare du pouvoir au sein de sa compagnie et boute hors de ses organes dirigeants les Bernois, à ses yeux pas assez engagés dans la cause du Simplon.
Les Bernois ne digèrent pas l’affront. Ils attendent un faux pas du Vaudois. En 1892, le journal radical bernois Der Bund, peut-être de mèche avec la libérale Gazette de Lausanne, révèle que Vessaz, au moment de la création de la compagnie en 1886, aurait touché des pots-de-vin de deux banquiers allemands. L’heure de la vengeance a sonné. Certes on peut s’étonner que Vessaz ait eu besoin de se laisser corrompre pour une opération qui s’inscrivait dans sa stratégie. Mais n’aurait-il pas succombé à son amour de l’argent? Attaqué, Vessaz se défend mollement. Ses amis radicaux, sous la pression des libéraux heureux de prendre en faute leur ennemi intime, s’empressent de le lâcher... La cause est entendue. Vessaz abandonne sur-le-champ tous ses mandats et se réfugie chez sa fille, à Constance. Radicaux et libéraux se réconcilieront peu après sur le «cadavre» politique du sulfureux affairiste et scelleront une alliance qui durera longtemps...
Olivier Meuwly,
Historien
Cet article est tiré du numéro 8 du magazine Passé-simple paru en octobre 2015.