Que diable! buvons un Bitter…
Né en 1876, l’apéritif des Diablerets gagne ses lettres de noblesse tant par sa saveur originale que par une communication promotionnelle avant-gardiste.
Le Bitter des Diableret est consommé surtout localement depuis sa création en 1876. Il connaît un renouveau depuis 2016, avec la naissance de son petit frère le Diabolique. L’identité visuelle de ce nouveau produit revisite les images emblématiques centenaires du Bitter… Petit détour sur un produit inscrit à l’Inventaire du patrimoine culinaire suisse.
Liqueur apéritive faisant la part belle aux plantes alpestres, le Bitter des Diablerets est fabriqué à Aigle de 1876 à 1976. François Leyvraz développe ce produit, puis à sa mort en 1888, son fils Henri reprend l’entreprise et n’a de cesse de la faire prospérer. Ayant fin nez, il gère la société habilement et assure le succès du Bitter grâce à la collaboration avec son ami le peintre aiglon Frédéric Rouge.
Entre 1945 et 1955, la Maison F. Leyvraz produit environ 160'000 litres par an. Elle cesse son activité en 1976, mais la production de Bitter est reprise à Lausanne par la Maison F. Weber, puis dès 1987 dans le canton de Genève, par l’entreprise Escher. Toujours tenue secrète, la formule du Bitter aurait été inspirée par un voyageur hollandais. Essentiellement composée de plantes et de racines et notamment de gentiane, cette liqueur avait une teneur en alcool de 26°, puis 21° dans les années 1970. Elle ne titre plus qu’à 18° actuellement. La recette a connu quelques modifications pour s’adapter aux évolutions du goût et pour rendre le produit un peu moins amer. En 1969, dans son Portrait des Vaudois, Jacques Chessex écrivait: «Diablerets! Une gorgée âcre, amère, sucrée, une céleste poignée d’herbes des pâturages sous la cascade et les alpes à tête rasée comme des bonzes.» Le procédé de fabrication est celui de la macération de plantes et de racines dans un mélange d’alcool. Durant deux mois, la préparation alterne entre brassage et repos, puis est filtrée et adaptée au degré d’alcool souhaité pour qu’il se prête à la vente.
Par le passé, de nombreuses vertus thérapeutiques sont évoquées pour vendre la liqueur. Des films publicitaires de l’époque vantent les mérites de cet apéritif «sain et qui redonne force, santé et vigueur, tout en apaisant l’insomnie, la dépression et les maux de tête». Les mentions «apéritif sain» ou encore «donne santé et vigueur» accompagnaient d’ailleurs le logo.
Le Bitter se consomme comme apéritif, frais, parfois avec de l’eau minérale ou de la glace. Il peut être agrémenté de liqueur de cassis. En tant que digestif, il se boit sec. La boisson étend sa renommée dans toute la Suisse romande pour atteindre un pic de consommation dans les années 1950. À relever que le Bitter des Diablerets entre dans la composition des Bouchons vaudois, un produit développé par les artisans confiseurs vaudois en 1948. Actuellement, le Bitter peut être dégusté avant tout dans le Chablais vaudois ou auprès de fins connaisseurs en Suisse romande.
Promotion avant-gardiste
En 1893, Frédéric Rouge propose à Henri Leyvraz une affiche publicitaire où un chamois se dresse majestueusement sur un rocher. Les deux hommes partagent la même passion de la chasse. Cette image est reprise sur l’étiquette de la bouteille et devient la marque de fabrique du Bitter.
La collaboration entre ces deux hommes continue puisque Frédéric Rouge propose d’autres dessins publicitaires et notamment le fameux diable par analogie à l’étymologie du nom des Diablerets. En effet, le massif des Diablerets, était selon la légende habité par des démons censés y jouer aux quilles avec des rochers qui s’effondraient régulièrement sur les villages en contrebas.
Audacieux pour l’époque, le choix du démon est un succès puisque ce dernier titillera les yeux des romands et constituera durant de nombreuses années l’identité visuelle du Bitter. Cendriers, pochettes d’allumettes, affiches, thermomètres, miroirs de poche ne sont qu’une partie du matériel publicitaire qui est proposé aux bistrots qui servent le Bitter. Le diable est partout… même dans les gares, comme le relève Jacques Chessex dans Portrait des Vaudois: «Autrefois dans les halls des gares, il y avait de grandes affiches où un diable volant emportait au-dessus d’une gorge une bouteille de Bitter Diablerets. C’était magnifique et inoubliable.» Le Bitter est également présent sur des stands lors de foires, d’expositions nationales ou universelles. Il y est d’ailleurs médaillé à maintes reprises.
Renouveau
L’année 2016 marque un tournant pour la liqueur apéritive. En effet, le Diabolique est mis sur le marché. La recette est identique à son ancêtre le Bitter, mais le produit est conçu pour réaliser des cocktails et titre à 35°. L’entreprise familiale Escher décide de mettre en avant ce produit à forte valeur historique et produit en Suisse romande au moyen d’un apéro-truck, qui sillonne les stations et les différents événements de Suisse romande. Sa carte propose du Bitter et du Diabolique, sec, en cocktail, agrémenté d’un zeste de citron ou d’un brin de menthe. La marque séduit ainsi un public jeune et branché. Le Bitter sort donc des cafés pour aller à la rencontre de ses nouveaux adeptes et propose une communication jeune, incluant les réseaux sociaux, en s’appuyant sur deux piliers, soit l’apéritif local et l’univers démoniaque développé par Frédéric Rouge.
L’identité visuelle du Diabolique revisite les images mythiques introduites par le peintre aiglon environ un siècle plus tôt: le diable et le chamois. Sur un fond de ténèbres, le vert évoque les plantes qui composent le produit. Tout produit qui dure se réinvente au fil des siècles pour permettre son évolution. Le Bitter des Diablerets en est un exemple inspirant.
Carine Cornaz Bays,
Pour en savoir davantage: Inventaire du Patrimoine culinaire suisse (base de données comprenant plus de 400 produits), www.patrimoineculinaire.ch . Exposition «Diable de Bitter!» au Musée des Ormonts (2014), www.museeormonts.ch .Cet article est tiré du numéro 27 du magazine Passé-simple paru en septembre 2017.